
Je partage ici un très beau texte de Marie-Françoise Bonicel, publié en 2021.
Marie-Françoise Bonicel est diplômée de Sciences politiques et économiques, psychologue et psychothérapeute. Merci à elle pour cette inspiration sensible.
Pour accéder à la page originale de cette publication :
« Tu sais qu’un homme meurt s’il perd le toucher. C’est le seul sens irremplaçable, le toucher. » Rodin à Camille Claudel.
« C’était à l’époque ? », interrogeait mon petit-fils, englobant dans cette formule Jeanne d’Arc, Napoléon, de Gaulle, celle de ses grands-parents ou celle de son père. Dans l’une de ces époques qui l’ont fait rêver, nous avons connu les Trente Glorieuses, non seulement dans leur essor économique, mais aussi dans l’appétence des courants humanistes pour ce qui nous questionne ici. Leur approche holistique de la personne a redonné des lettres de noblesse au toucher, tout au moins dans notre société occidentale, car en ce domaine, l’anthropologie nous révèle la diversité des pratiques culturelles assises sur des socles différents.
Des éthologues, spécialistes du lien et des premiers attachements, comme Konrad Lorenz ou Boris Cyrulnik, des explorateurs des frontières, entre l’intérieur et le monde comme Françoise Dolto ou Didier Anzieu avec le Moi-peau, ont donné du sens à la puissance du contact physique. Eux, et bien d’autres penseurs et praticiens, en valorisant le toucher, ont dynamisé ces impulsions dont se sont emparés les médecines alternatives ou le développement personnel – avec leurs dérives parfois – et ont ouvert ou rouvert le gisement des possibles richesses de la peau et des mains[1].
« Les mains sont le prolongement de l’âme. » Shelomo Selinger
Ainsi m’avait accueillie cet artiste en me tendant les siennes qui venaient de faire naître dans une grande pièce de bois, caressée avec respect et tendresse, « L’Oiseau de l’âme », cher au Talmud de Babylone[2]. Comme le suggérait aussi Marc-Alain Ouaknin,[3] se faisant le chantre d’une caresse métaphorique pour laquelle la main s’ouvre alors, sans projet d’emprise sur l’autre.
Quant à Paul Valéry, cet homme des mots a rendu un hommage magistral à la main :
« Si vous saviez combien la peau est profonde. Oui, cela dépend comme on la caresse. Il y a des personnes qui vous effleurent comme une écorce et d’autres qui vous remuent jusqu’à la sève. Il y a des mains qui vous chosifient, vous bestialisent, et il y a des mains qui vous apaisent, vous guérissent, et quelquefois même vous divinisent », et il en décrit la richesse, notamment dans son discours sur les mains du chirurgien en 1938 et que m’avait fait découvrir un ami gynécologue qui sait comment les mains contribuent à la vie.
La relation « soignant-soigné » s’en est trouvée enrichie, l’accompagnement des adultes et enfants handicapés, les soins palliatifs, les pédagogies alternatives centrées sur la personne ou l’art-thérapie ont fait vivre au toucher un élan renouvelé.
J’ai assisté par hasard au musée Rodin à une visite d’enfants aveugles. Émouvante découverte des formes et des matières avec leurs mains curieuses, et je garde le souvenir souriant des enfants tâtonnants et gloussants au contact des seins ou des attributs génitaux, jamais vus, mais dont la sensualité… à fleur de peau provoquait l’émotion.
Le toucher retouché : « Touche pas à mon pote » et, plus savamment, « Nole me tangere »
Une autre « époque » a suivi, ces dernières années, où nous avons vu se libérer la parole à propos des touchers dévoyés, des gestes intrusifs sur les enfants ou des personnes vulnérables. Les cellules d’écoute ont prospéré pour entendre l’inacceptable. Les circulaires ministérielles, nourries du principe de précaution, ont invité les enseignants à bannir de leur approche pédagogique les gestes d’encouragements ou d’approbation, les auxiliaires de maternelles à éviter ceux de l’hygiène élémentaire et les éducateurs à proscrire les gestes d’affection. Il est demandé aux prêtres de garder leur distance et aux pédagogies nouvelles de revisiter leur corpus de pratiques à l’aune de nouvelles normes. Et les pères, dont les enfants sont en garde alternée, ont renoncé pour beaucoup à les aider pour leur toilette sous peine d’alimenter les soupçons…
Et, cette autre « époque » enfin, celle qui nous enserre pour la seconde année dans son étau de gestes barrière et de distanciation, nous prive non seulement du visage, mais tout autant des touchers codifiés dans les usages du savoir-vivre, que des enlacements spontanés ou des respirations partagées dans les accolades des retrouvailles. Les médecins, derrière des écrans qui font écran, nous proposent des consultations raisonnables, et aseptisées, en visioconférences.
« Le toucher serait-il devenu un auxiliaire encombrant ? »
Pèlerinant dans les quatre tableaux rescapés de l’œuvre des « Cinq sens » de Rembrandt, le critique Christian Schmitt accompagne notre interrogation sur la vue et le toucher qui nous porte ici. Et poursuivant son exploration dans le tableau de Caravage « L’Incrédulité de St Thomas » où « le voir devient tactile et le toucher visuel », il pose finalement cette étonnante question : « Le toucher est-il un troisième œil ? ».
Ainsi donc, pour toucher et nous laisser toucher, il nous reste le regard, qui se glisse sous les masques en se jouant des distances et des jauges. Celui qui nous fait rencontrer l’autre, celui qui me fait exister pour lui depuis ce structurant stade du miroir cher à Lacan, celui qui fait « ruisseler l’infini », comme le suggère Levinas annonçant à travers le regard, l’épiphanie du visage.
Évoquant « Le retour du Prodigue » de Rembrandt, dont il s’est fait le chantre inspiré, Paul Baudiquey, critique d’art, écrivain et prêtre, déplie le final de sa contemplation et nous fait vibrer comme un habitant du tableau :
« Les vrais, les seuls regards d’amour sont ceux qui nous espèrent, qui nous envisagent au lieu de nous dévisager » Parole de poète.
[1] « Le toucher, Jacques Nimier », un magnifique article, hommage de Pierre Gaillard, psychanalyste, en dit la valeur in pedagopsy.eu étayé par Derrida et Jean-Luc Nancy.
[2] Marie-Françoise Bonicel « Une histoire de vie en taille directe », revue Cultures en mouvement, n° 25, mars 2000.
[3] Marc-Alain Ouaknin, Lire aux éclats. Éloge de la caresse, Seuil, 1994.
Pour aller plus loin, Rodin, la main révèle l’homme: http://www.musee-rodin.fr/fr/exposition/exposition/rodin-la-main-revele-lhomme
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