
Commençons par un peu d’étymologie, c’est-à-dire l’histoire des mots.
Le mot massage revêt des origines multiples qui reflètent sa pratique au sein de différentes cultures du monde méditerranéen et au-delà : massein en grec, mashesh en hébreu et masah en arabe, cette occurrence étant probablement la plus ancienne et signifiant littéralement presser légèrement, palper (source CFDRM – Centre Français de Documentation et de Recherche sur les Massages). Selon le CNRTL (Centre National de Recherches Textuelles et Lexicales), le verbe masser serait cité en 1779 dans un ouvrage de Le Gentil, Voyage dans les mers de l’Inde, emprunté à l’arabe masah déjà mentionné plus haut et induisant l’hypothèse selon laquelle « Le fait que le mot apparaît surtout dans des récits de voyage en Orient semble écarter l’hypothèse d’un emprunt au grec donnée par certains. » Ces deux sources corroborent donc l’idée que le berceau premier du massage proviendrait des civilisations arabes et orientales.
L’origine du mot thérapie est quant à elle plus simple et directe : il nous vient du grec therapeia θεραπει ́α , qui se traduit à la fois par « entretien, traitement », « soin du corps, soins médicaux, traitements » ou encore « préparation d’un remède ».
La massothérapie est donc un soin du corps par le toucher (par pressions, palpations, frictions, simple contact…) qui vise la prophylaxie (entretien, prévention) ou la cure (traitement) – ce qui ne remplace pas le médecin mais complète son intervention de manière très heureuse. L’aspect préparation d’un remède est intéressant également au regard de l’approche apportée par Sowa Rigpa, la médecine traditionnelle tibétaine. En effet, le massage tibétain s’enrichit de thérapies externes (c’est-à-dire sans ingestion par la bouche) qui sont autant de remèdes adaptés à la condition humorale de la personne (herbes, épices, sel, eau, huiles, mantras, baguettes, moxas…utilisés comme adjuvants au massage pour traiter les désordres et préserver l’équilibre).
Venons-en maintenant à la massothérapie tantrique.
Le terme tantrique est hélas aujourd’hui source de bien des fantasmes et erreurs de compréhension, voire de non-compréhension complète. Les récupérations mercantiles vont bon train depuis quelques années, dénaturant les fondements de ces sagesses ancestrales (à lire à ce sujet mon prochain article sur le yab yum).
Ce serait bien prétentieux de ma part de vouloir circonscrire de manière exhaustive dans cet article l’acception du mot tantra, duquel découle l’adjectif tantrique. Je vais juste essayer d’être simple, sans pour autant en éluder l’essence profonde.
Pour commencer, leur berceau géographique : les sagesses tantriques proviennent du nord de l’Inde, du Cachemire plus particulièrement, du Népal et du Tibet. Plusieurs branches se sont créées au fil des siècles depuis le shivaïsme du Cachemire (très vraisemblablement le plus ancien) jusqu’au bouddhisme vajrayana, appelé aussi bouddhisme tantrique ou bouddhisme ésotérique.
Tantra est un terme sanskrit, langue parmi les plus anciennes et les plus élaborées du monde. Le sanskrit a permis de façonner une pensée singulière, riche de vibration et d’intériorité, portée par une conscience d’une grande acuité, en plaçant l’être au cœur du monde/univers et le monde/univers au cœur de l’être, dans une constante et mutuelle interpénétration.
Plusieurs traductions sont données de ce mot, tantra. La première, et pourtant pas la plus connue, est : cela qui protège le corps. De la même manière que mantra est : cela qui protège l’esprit. Les deux se rejoignent en ce sens que le tantra est aussi la voie des mantra.
Une autre transcription est celle de : trame continue, ininterrompue. Le concept de continuité est essentiel à la compréhension et à l’intégration du chemin tantrique, véritable tissage des liens du vivant. La voie tantrique nous invite à explorer la non-dualité et l’illusion de séparation des différents éléments qui composent l’univers, pour nous amener à sentir, ne fût-ce que subrepticement, au cours de furtifs éclats de lucidité, ce que peut être l’état d’union et d’unité, l’état de mort et de non-mort, grâce à une palette de yoga qui se déclinent en de multiples nuances d’une extraordinaire finesse (et ce aussi bien au Cachemire qu’au Tibet). Les yoga (du sanskrit qui signifie union) sont loin de se réduire à l’image occidentale que nous en avons faite des seules postures (asanas) et se révèlent être un véritable art sensible et précieux du corps humain digne des plus grands joaillers et dont la profondeur n’a d’égale que la précision et la minutie d’une horloge astronomique (le corps est perçu comme étant le microcosme de l’univers).
Les sagesses tantriques nous amènent ainsi à découvrir l’équilibre du vivant, par-delà bien et mal (qui sont des notions proprement culturelles non présentes ici, notions que Nietzche a tenté de déconstruire dans son œuvre Par-delà le bien et le mal – Prélude à une philosophie de l’avenir). Les expériences nous ouvrent alors à l’infinité des possibles de ce que la vie nous donne à goûter, sentir, ressentir et pressentir, sans rejeter quoi que ce soit, et encore moins les émotions. Les émotions sont du reste un support pleinement exploité au service de l’amélioration et de l’épanouissement de notre être au monde. Le travail sur l’ombre, c’est-à-dire sur nos parts obscures, y est de ce point de vue totalement intégré et exploré en profondeur. C’est le cas par exemple avec la déesse Kali, ou certaines Tara ou Dakini dites courroucées qui facilitent nos processus de transformation en nous permettant d’accueillir et d’embrasser pleinement notre colère, tristesse, orgueil, désir traumatique et liens toxiques, états de mort symbolique au cœur des cycles infinis de l’existence…
Enfin, les tantra sont des textes, d’abord transmis oralement puis pour certains posés par écrit – des textes d’enseignement philosophique, spirituel ou médical. L’un des textes fondamentaux du shivaïsme cachemirien est par exemple le Vijnana Bhairava Tantra, composé de 112 versets. Traduit par Tantra de la Connaissance Suprême, c’est aujourd’hui la source la plus ancienne connue sur le yoga, diffusée largement par le grand érudit Abhinavagupta dès le Xe siècle. Dans la médecine traditionnelle tibétaine, les tantra médicaux, au nombre de quatre, nous ont été transmis par deux ouvrages essentiels : le Bum Shi (VIIIe siècle) et le Gyu Shi (XIIe siècle). Ces tantra constituent aujourd’hui encore le socle inaltérable des enseignements de la médecine tibétaine, enrichis du Beryl bleu au XVIIe siècle.
Pour en revenir à nos moutons, la massothérapie tantrique peut alors se résumer ainsi : il s’agit d’un yoga du toucher d’une grande subtilité, extrêmement présent et méditatif voire contemplatif, d’un toucher qui transcende la technique et le geste mécanique, combiné à la pratique des souffles. Son approche holistique est prophylactique ou curative, et soutient l’être dans son processus d’individuation (c’est-à-dire dans son cheminement vers l’état d’unité du corps, du cœur et de l’esprit). Le processus d’individuation induit nécessairement un état de transformation intérieure qui tend vers ce qui fait du liant, pour harmoniser nos propres discordances et nous rencontrer au plus près de notre nature véritable unifiée, joyeuse, paisible, lumineuse et orgasmique.
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