LE YAB YUM DANS LE TANTRA : DU MIRAGE DE NOTRE IGNORANCE À L’EXPLORATION AU CŒUR DE LA VIE

 

Le yab yum est, vous savez, cette posture diffusée dans l’iconographie tantrique tibétaine que le regard profane, limité par la seule vue physique de ses deux yeux et par son interprétation littérale, cantonne à la vision d’un homme en union sexuelle avec une femme. Sans vouloir faire de mauvais jeu de mots, le glissement s’opère alors rapidement pour ériger cette image de manière simpliste et édulcorée en fantasme érotique voire en pratique sexuelle à part entière. La compréhension occidentalisée que nous en avons en réduit de manière drastique la vision. Cette compréhension est amoindrie et déformée par une lunette culturelle mal ajustée et inadéquate qui ne fait qu’éclairer à vrai dire notre manque d’équilibre dans la sexualité (tabous, secrets, non-dits, hontes, peurs, déviances, pulsions traumatiques…)…tout en restant figé à cet endroit.

 

 

QUAND LE POUVOIR EST REMIS À L’EXTÉRIEUR : L’ÊTRE HUMAIN S’INSTRUMENTALISE

 

En réalité, le prisme est bien plus large et bien plus subtil. La lecture littérale de l’image conduit à des faux sens, conditionnés par la dualité de notre esprit qui crée l’illusion de séparation entre le sujet – celui ou celle qui voit – et l’objet – l’image qui est vue comme extérieure et séparée de soi. Or il est question en premier lieu d’un couple intérieur symbolique et mystique qui illustre le jeu des énergies complémentaires masculine et féminine à l’origine de la vie. Le désir, lorsqu’il n’est pas traumatique, n’est pas une projection de nos manques et souffrances à l’extérieur de soi. Il est la vie qui sourd et coule en nous, la vie qui nous met en mouvement, nous meut, nous émeut et nous motive, la vie qui nous rend vivant et joyeux, avec sens et conscience. Mais nous pouvons changer la perspective de la représentation première pour que notre désir ne soit plus souffrance et aller vers une joie réelle et profonde plutôt que vers l’obtention d’un plaisir éphémère décevant qui nous laissera dans un gouffre de désir jamais assouvi. Si l’image devient un objet et un but à atteindre animé par la projection d’un désir et d’un plaisir dépendants d’une cause extérieure, alors nos pulsions de survie sont à l’œuvre. La question n’est pas de dire que cela est bien ou mal, mais simplement de l’observer, d’en prendre conscience et de corriger le déséquilibre pour mieux en saisir le véritable sujet : la nécessité de se rencontrer soi-même avant de rencontrer l’autre, et d’apprendre à s’aimer pour mieux aimer et être aimé. L’AMOUR n’est pas de la guimauve. Il est là, en tout, partout, y compris dans notre aveuglement et là où ça dérange. L’AMOUR est initiation pour l’être humain qui a oublié d’où il venait, qu’il était déjà Tout et que Tout était déjà en lui. « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux ! » (Socrate)

 

L’exégèse – l’art de traduire et d’interpréter les textes – vaut aussi bien pour les mots que pour les images. Nos ancêtres s’exprimaient beaucoup par symboles, métaphores et allégories, ouvrant l’accès à des lectures multiples et subtiles transcendant les apparences premières. Ce processus nécessite une capacité à remettre autant que possible dans leur contexte d’origine le texte ou les images, pour en saisir le sens tout en le retranscrivant à travers nos propres filtres de compréhension. Les transmissions orales contribuent à préserver ces connaissances cachées derrière le voile des apparences et à en protéger l’authenticité, même si le temps amène toujours son lot d’interprétations nouvelles et de réactualisation à l’aune des perspectives qui leur sont contemporaines.

 

À travers les demandes, explicites ou implicites, qui me sont faites encore régulièrement, je constate avec effroi à quel point, dans notre société malade, le tantra est servi à toutes les sauces pour déguiser des services de prostitution, d’escort, d’échangisme ou de libertinage. Il est devenu un produit marketing, un business. C’est une étiquette sulfureuse qui fait vendre. Ces pratiques pulsionnelles, excitatoires et consuméristes existent, c’est un fait et les demandes sont nombreuses. Elles répondent, même si c’est un leurre, au mal-être de notre société, à la détresse sentimentale intérieure, à l’appauvrissement du cœur, au manque de sens et de conscience du vivant tout en étant parfois, dans certains cas plutôt rares, un chemin d’exploration transitoire ouvrant à une verticalisation de l’être. Passer du faire à l’être. Quand cela arrive, dans un sursaut de conscience, c’est tout simplement sublime, c’est un état de grâce ! Mais ces pratiques n’ont rien à voir avec la voie mystique et initiatique proposée dans les tantra. Je déplore la confusion des genres, l’exotisme culturel et les assimilations syncrétiques simplistes qui nous éloignent du sens profond des origines : l’AMOUR.

 

Pourtant je suis convaincue, et c’est ce à quoi j’aspire dans mes accompagnements, qu’il est possible de cesser de ramper sur la terre sans rien voir et de tendre vers le ciel pour changer notre vision de la sexualité et vivre heureux, épanoui, en paix avec nous-même et avec les autres. « Où cours-tu ? Ne sais-tu pas que le ciel est en toi ? » écrivait Christiane Singer. Or pour rencontrer notre ciel, il faut d’abord sortir de l’obsession du sexe comme objet de consommation. S’il est intégré au vivant de manière saine, naturelle, et reconnu comme étant la source claire de la vie, alors les désirs traumatiques, les pulsions de survie et de décharge émotionnelle s’abolissent d’eux-mêmes et le sexe n’a plus besoin de s’exacerber. Eros et Thanatos se rencontrent en ce lieu de naissance, de passage, de transformation. C’est puissant ! Cela demande alignement, clarté, transparence, humilité. On marche sur un fil et l’équilibre se cultive dans l’intégration progressive nécessaire – et conscientisée – du déséquilibre, non dans son rejet, en s’appuyant sur nos névroses (qui sont des nœuds intérieurs) pour grandir comme l’on grimperait à une corde pour prendre de la hauteur et voir plus loin. Cela nous concerne tous. Et cela change tout.

 

Établir des ponts entre les cultures est essentiel aujourd’hui. Tisser des liens fraternels entre les peuples est un chemin de paix et de réconciliation fondamental pour la vie sur Terre. À condition de ne pas dénaturer et instrumentaliser les sources culturelles qui nous viennent de traditions lointaines et incomprises de nos regards profanes ! Concernant le tantra, il est urgent de placer notre attention dans le cœur pour que la sexualité nous élève, nous transcende, nous éclaire, nous illumine sans nous cantonner à la vision d’un Homo Erectus exclusivement phallique[1]. Nourrir la circulation de l’énergie entre le cœur et le sexe est salutaire. Partir du cœur pour libérer le sexe. Et du sexe retourner au cœur qui se panse et s’expanse pour nourrir l’être tout entier de félicité orgasmique. Osons la poésie et le sensible qui nous rendent vivant autant que conscient ! Osons la noblesse du cœur ! Il est grand temps que l’humanité se redresse, s’éveille et se lave de ses scories. L’être humain qui se redresse est un être humble, honnête, droit et intègre, conscient de ses parfaites imperfections. C’est un être qui se meut au cœur du vivant et qui trouve sa stabilité dans l’instabilité. Combien d’entre nous sont aujourd’hui figés dans la glace et les pensées obsessionnelles ? Combien d’entre nous ont oublié de vivre ou n’ont pas trouvé le chemin pour se sentir vivant ? La question ne serait peut-être pas « Y a-t-il une vie après la mort ? » mais « Y a-t-il une vie avant la mort ? »[2]

 

 

LA SOUVERAINETÉ SE TROUVE À L’INTÉRIEUR : TOUT LE MONDE EST ROI, REINE, DIEU OU DÉESSE SANS SUJETS

 

L’homme et la femme que nous voyons assis en Yab Yum sont en réalité des déités. Les usages traditionnels façonnés par les croyances et l’ignorance des Hommes ont amené une extériorisation du pouvoir, placé entre les mains de dieux et de déesses que nous devrions craindre, qui exerceraient sur nous une certaine autorité, nous dépossédant de notre souveraineté intérieure et nous rendant dépendant d’une puissance suprême (le discours est le même dans les monothéismes). Or ici tout se passe en nous, à l’intérieur, dans une interaction osmotique entre microcosme et macrocosme. C’est le propre du tantra. Nous sommes les déités, nous sommes le divin. Tout est déjà là. Alors, si nous changions notre vision du monde en y amenant plus de conscience ? En levant le rideau opaque de la vision obscurcie des Hommes ? Pour ainsi trouver la lumière dans cette nouvelle perspective offerte et contempler ce fabuleux miroir, reflet profond et absolu de qui nous sommes ? Comprendre qu’il n’y a de maître qu’intérieur ? Un maître intérieur qui se révèle par l’observation et l’intégration fines de l’autre, cet inconnu, ce soi-disant étranger que nous craignons ou désirons, en nous-même ? Un maître intérieur qui conduit à la conscience, à l’autonomie et à la responsabilité sensible de notre être au monde ? Un maître intérieur qui est simplement la présence du divin universel et cosmique en nous ? Un maître intérieur qui est l’expression-même de l’AMOUR ?

 

« Les théologiens dissertent sur Dieu comme d’un familier, d’un incarné. Or c’est l’Inconnu. Il convient de bien user des Écritures et d’en garder le Joyau plutôt que l’Écrin. C’est-à-dire l’Essentiel et non l’Accessoire. » Théodore Monod, Le chercheur d’absolu

 

Quel Joyau recèle alors le Yab Yum derrière l’Écrin accessoirisé et superficiel de nos illusions exotiques ? Quel en est le message profond et mystique derrière le mirage ? Assouvir nos pulsions et combler nos manques, avoir, posséder et consommer la chair ? Ou bien être AMOUR et Création infinies pour nous incarner lumineusement et joyeusement sur Terre ?

 

« L’être humain n’est pas un îlot de chair né simplement pour satisfaire ses petits désirs. Il doit se rappeler qu’il fait partie d’un Tout, cosmique, social, humain ; que rien n’est achevé, ni l’homme ni la Terre. » Théodore Monod, Le chercheur d’absolu

 

 

DU MIRAGE DE NOTRE IGNORANCE À L’EXPLORATION AU CŒUR DE LA VIE

 

Yab Yum est une expression tibétaine employée dans le bouddhisme tantrique ésotérique[3]. Elle signifie littéralement « père-mère ». En visualisation méditative, l’union sexuelle d’un bouddha avec sa parèdre[4] est le commencement de la vie, pour s’engendrer soi-même, se donner naissance, se révéler à soi-même, se transformer, cultiver la joie, en somme s’éveiller. Le couple intérieur du masculin et du féminin, de la méthode et de la sagesse, de la conscience et de l’énergie, s’unit en un souffle créateur diffusant sa lumière d’AMOUR dans les canaux subtils du corps. Sans cette union, nous ne serions que matière inerte, inanimée ! Ne laissons pas le feu de l’AMOUR s’éteindre… Au contraire, ravivons-le et nourrissons notre foyer intérieur pour créer « l’humanité du deuxième feu »[5] !

 

Le Yab Yum est une posture intérieure méditative avant tout qui nous amène à la source claire de la vie. Il symbolise les principes inséparables et complémentaires de la Création. Il est l’Union indissoluble. Le souffle, représenté par la lettre bleue hung, part du cœur et descend à l’inspiration le long du canal central dans le sexe, qui contient l’énergie des fluides sexuels masculins pour les femmes (goutte thiglé blanche pour le sperme), l’énergie des fluides sexuels féminins pour les hommes (goutte thiglé rouge pour le sang menstruel). Après un temps léger de retenue poumons pleins, le hung remonte à l’expiration vers le cœur et jusqu’à la tête, au milieu du front, chargé à sa base des fluides blancs ou rouges. En légère retenue, poumons vides, la tête du hung se mêle aux fluides de la polarité opposée à celle recueillie dans le sexe (goutte blanche pour les hommes, goutte rouge pour les femmes). Puis le hung redescend et ainsi de suite, au rythme du souffle et des gouttes d’énergie subtiles masculines et féminines qui se fondent l’une dans l’autre de plus en plus profondément et intensément. À cette pratique du souffle intérieur peut se joindre une déité, notre yiddam[6] ou l’être que nous aimons, que nous visualisons en union sexuelle avec nous-même. Lorsque nous sommes en couple et en présence l’un de l’autre, nous pouvons vivre le Yab Yum ensemble, à deux, dans une communion divine et consciente, source de félicité profonde[7][8].

 

Dans le Yab Yum, que nous le vivions seul ou à deux, tout se donne et s’offre à l’infini. C’est l’essence-même de l’être qui rayonne de sa vraie nature, clarifiée, vivante, lumineuse et orgasmique. Il n’y a plus rien à faire, plus rien à vouloir, plus à rien à prendre, nulle part où aller… De respirants, nous devenons respirés. Il ne reste plus que la présence sublimée de notre être au monde pleinement incarné, ensemble, unis dans la Conscience d’AMOUR.

 

 

*** 

 

[1] Le jeu de mot était facile et tentant, il n’y a absolument rien de scientifique dans cette évocation !

[2] Merci au film Muganga pour cette réflexion percutante.

[3] Vajrayana, le véhicule de diamant dont les vertus sont d’être total, pur, transparent, tranchant et sans concession.

[4] Son pendant féminin.

[5] Lire L’urgence d’aimer de Sofia Stril-Rever, biographe française du Dalaï-Lama et sanskritiste. Le deuxième feu est celui de l’Amour universel. Le premier feu était le feu découvert par les Hommes à la Préhistoire.

[6] Déité tutélaire, déité que nous affectionnons tout particulièrement, qui nous soutient et nous accompagne.

[7] Pour en savoir plus, lire Karmamudra, The yoga of bliss, du Dr Nida Chenagtsang. Malheureusement pour les non anglophiles, il n’est pas encore traduit en français.

[8] Se reporter à un extrait de cet ouvrage que j’avais traduit moi-même et qui apporte un éclairage sur le tantra : https://www.conscience-et-vibration.com/2022/03/13/qu-est-ce-que-le-tantra/

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